France 15/04/2022
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AGRICULTURE ET SOCIETE

"Recréer du ‘commun' autour de la nature"

La crise sanitaire, le dérèglement climatique, et désormais la guerre en Ukraine, créent de nouvelles aspirations par rapport à l'agriculture. Quel rôle attend-on d'elle ? L'analyse du sociologue et éditeur, Jean Viard.

Jean Viard : "On attend donc de l'agriculture qu'elle réagisse et adapte ses pratiques face à la crise climatique, et même qu'elle accélère le mouvement."

© Crédit photo : Alexandre Dupeyron

Avec la crise sanitaire, le monde a-t-il radicalement changé ?

Jean Viard : "On est dans une période où toutes les valeurs sont bousculées comme jamais avec le Covid, le changement climatique et, à présent, la guerre en Ukraine. Le monde qu'on avait construit jusqu'ici était un monde ouvert où on pensait que les pandémies et les crises alimentaires, c'était le lot des pays pauvres et lointains. Tel n'est plus le cas aujourd'hui. Le monde a littéralement changé ces dernières années avec l'apparition de la pandémie, et nous sommes à présent dans une guerre non pas mondiale mais mondialisée, car le monde est totalement interconnecté. L'autre bouleversement provient du changement climatique.

Mais face à cette nouvelle pandémie, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, le monde entier s'est battu contre un même virus, sauvant ainsi des centaines de millions de vies. Ce n'est pas une victoire en soi, mais une tragédie créatrice, qui a engendré une véritable rupture dans les mentalités, avec une remise en selle des frontières et de la coopération, la fin du tout économique et une accélération des tendances présentes dans nos sociétés telles que  le retour vers les campagnes, l'importance de l'écologie, la recherche de sens dans son travail et sa vie, ou encore la prise du pouvoir numérique sur le lien social, qui induit un nouveau rapport au local, à l'espace, ainsi qu'une interrogation énorme sur la nature. Une véritable prise de conscience s'est donc opérée autour du changement climatique. Ainsi, le commun créé autour du Covid sera à récréer autour de la nature."

Dans cette révolution sociétale, quelle est la place attribuée à l'agriculture, et celle-ci a-t-elle changé avec la crise sanitaire et le changement climatique ?

J.V. : "Le regard de la société a en effet changé sur l'agriculture avec la crise climatique. Le virus a agi comme un lanceur d'alerte face au dérèglement climatique, ce qui a accru le désir de la société de lutter contre ce dernier. Par ailleurs, le nouveau modèle écologique et numérique de société qui émerge est imposé à l'agriculture de l'extérieur. On attend donc de celle-ci qu'elle réagisse et adapte ses pratiques face à la crise climatique, et même qu'elle accélère le mouvement."

Considérez-vous, au vu de ces évolutions, qu'un recentrage sur l'agriculture s'est opéré ?

J.V. : "Durant la pandémie, les agriculteurs ont développé une agriculture de proximité et, en ce sens, ils ont été à la hauteur des attentes, en assurant l'indépendance alimentaire du pays. Mais plutôt que de parler d'un recentrage sur l'agriculture, je parlerai d'un recentrage sur le local. Ce dernier doit être repensé comme l'espace de reconstruction du tissu citoyen dans lequel l'agriculture a une place. Il y a une réelle attente de la société autour d'une société du proche. Et là, il faut que des fermes produisent pour les structures locales. Il est nécessaire de produire localement en dialogue avec les marchés d'un côté, les établissements scolaires et les restaurants d'entreprises, de l'autre. C'est un vrai enjeu, mais qui doit se négocier. La question centrale, ce n'est plus d'aller de la terre vers l'assiette, mais de partir de l'assiette pour organiser les champs."

Quel rôle peut, de ce fait, jouer l'agriculture ?

J.V. : "La France est la seule grande démocratie à avoir bâti sa société sur l'agriculture, et, jusqu'ici, les agriculteurs ont toujours fait le job qu'on attendait d'eux. Mais, demain, pour être en phase avec ces mutations, ce n'est pas seulement nourrir les autres à quoi devront se consacrer les agriculteurs. Bien que la guerre en Ukraine repose la question de l'indépendance alimentaire de notre pays, ils auront aussi à construire un projet écologique et être à l'avant-garde des solutions à apporter face au changement climatique, que ce soit au travers de l'agrivoltaïsme, des éoliennes, de la méthanisation. Ce projet doit aussi s'inscrire dans un autre rapport au recours des produits chimiques qui ont, on le sait bien, des incidences sur l'environnement. En France, l'agriculture est largement en capacité de le faire, tant par les évolutions de la science que par l'importance des surfaces arables de notre pays (53 %) que celles des forêts (30 %). Certes, le monde agricole agit déjà, en ayant baissé sa consommation d'eau, comme celle des intrants, etc., mais il doit aller plus loin."

Quels sont encore les freins qui subsistent dans le monde agricole pour assurer le rôle qu'on attend de lui  ?

J.V. : "Le groupe dominant qu'était celui des agriculteurs est devenu minoritaire, avec une réduction drastique de ses effectifs depuis au moins 40 ans et peu de nouveaux entrants, ce qui a entraîné un repli sur soi. Par ailleurs, le monde paysan considère qu'il était là avant ceux qui viennent s'installer de plus en plus dans les espaces ruraux, et qu'il est donc chez lui. Or, la légitimité, aujourd'hui, est la même entre les agriculteurs et ceux qui s'installent dans ces mêmes espaces. De ce fait, il est nécessaire que les agriculteurs soient plus à l'écoute du monde, de ce qui se passe autour d'eux, et soient en capacité de regarder dans l'œil de l'autre. Il faut qu'ils instaurent un débat sur les enjeux qu'ils ont en commun. La nourriture en est un incontestablement.

L'autre frein est qu'ils ont le sentiment que le nouveau modèle de société, qui sera écologique et numérique, le seul disponible pour gagner la bataille contre le réchauffement climatique, leur est imposé de l'extérieur par des bobos urbains qui ne connaissent rien à l'agriculture. Mais ce n'est pas pour autant que ces derniers ont tort. Et les tensions qui en découlent donnent le sentiment que les agriculteurs reculent face aux enjeux, plutôt que d'être porteurs de solutions d'une agriculture, peut-être de moins grandes exploitations, qui repose la question foncière, et a un autre rapport à la chimie. Or, force est de constater qu'ils n'ont pas construit un projet écologique de la terre de France à porter pour toute la société."

 

En dépit de ces freins, vous n'avez pas hésité à écrire que l'agriculture est l'avenir de l'humanité. Pouvez-vous expliciter votre pensée ?

J.V. : "L'agriculture reste un enjeu vital de société, comme l'école d'ailleurs, ce que l'on a eu tendance à oublier, considérant la première comme un vieux métier, et la seconde comme un entrepôt de gamins. Produire de la nourriture reste essentiel, d'autant plus que les gens ont un nouveau rapport à leur corps, et s'interrogent donc beaucoup sur ce qu'ils mangent. D'où les débats sur les végans, le bio...  Les cultures alimentaires héritées de nos parents et grands-parents sont, par ailleurs, en partie périmées au vu de nos métiers de moins en moins physiques. C'est donc un vrai champ du futur, ainsi que celui de l'écologie, de l'énergie ou encore des nouvelles technologies agricoles.

Tout cela fait d'ailleurs du métier d'agriculteur un métier moderne, bâti à la fois sur une culture commerciale qui se renouvelle sans arrêt, mais aussi sur le numérique, comme sur la nécessité d'inventer de nouvelles espèces au vu du réchauffement climatique. Ce qui fait aussi de ce métier un enjeu central dans notre société compte tenu des réponses qu'ils peuvent apporter face au changement climatique."

Propos recueillis par Florence Guilhem •

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L'enjeu de l'alimentation

"Se nourrir, c'est un des grands enjeux, car derrière se nourrir, il y a la cuisine. Ainsi, les maisons de l'alimentation, développées en Occitanie, sont, à ce sujet, une excellente idée à reproduire. Il devrait y avoir plein de communes où il y a une maison de l'alimentation, où on apprend la cuisine, où on échange des recettes, où on peut venir manger. Dans ces lieux, les agriculteurs peuvent s'y investir, en expliquant leurs pratiques et leur travail. Certes, on ne pourra pas faire cela partout, mais on peut en faire un événement de société majeur. Ce sont des structures de ce genre dans lesquelles les agriculteurs peuvent avoir un rôle important et montrer qu'ils sont porteurs de solutions et d'un projet pour toute la société."

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